Critique
Des anthropologues parmi les migrants
LE MONDE | 10.03.08 | 14h20 • Mis à jour le 10.03.08 | 14h20
Les politiques qui interviennent dans le débat sur les migrations devraient s'intéresser aux travaux des anthropologues. Ils y trouveraient une vision plus large, moins manichéenne du sujet, et nourrie d'observations recueillies sur le terrain. Car les anthropologues, aussi bardés soient-ils de diplômes universitaires, parlent d'expérience. Ce sont des enquêteurs au long cours, comme en témoigne Voyages du développement - Emigration, commerce, exil, l'ouvrage stimulant publié sous la direction de deux universitaires, Fariba Adelkhah et Jean-François Bayart.
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Lorsque ces derniers traitent des migrations, des voyageurs partis pour un exil temporaire, c'est en connaissance de cause. Au Sénégal ou au Mali, ils ont interrogé les candidats africains en partance pour l'Europe occidentale. A Dubaï, à Damas, au Caire ou à Istanbul, dans toutes ces villes marchandes où s'échangent les produits de la terre entière, ils ont suivi des Algériennes débrouillardes et volontaires reconverties dans le trabendo, le commerce informel entre leur pays natal et le monde musulman.
En Thaïlande, ils ont arpenté les grands marchés de Bangkok, où des Africains, téléphone portable à l'oreille, viennent vendre et acheter tout et n'importe quoi : des pierres qui se voudraient précieuses, des tissus, des appareils électroniques. A Herat, une ville de l'ouest de l'Afghanistan tournée depuis des siècles vers la province iranienne du Khorassan, ils ont observé comment la circulation des hommes et des marchandises par-delà les frontières étatiques se développe sans être altérée par les fureurs du monde extérieur.
De ce voyage planétaire observé de près et relié "à la longue durée historique" de Fernand Braudel, dont ils se revendiquent, les auteurs tirent des lignes de force et quelques recommandations, en même temps qu'ils mettent à mal des lieux communs.
Ainsi de l'image misérabiliste fréquemment accolée aux migrants. Elle est fausse, assurent-ils : "Le voyage est souvent vécu comme un style de vie picaresque ou épique, même lorsqu'il répond à des contraintes (...) d'ordre économique ou politique (...). Les migrants sont moins des victimes que des héros, et dans leur dispersion ils constituent un peuple qui se pense élu." De même, ajoutent-ils, il ne faut pas voir les candidats au voyage comme des êtres solitaires, se lançant à l'improviste dans une aventure risquée. Les migrations obéissent à des "stratégies cohérentes à l'échelle des familles, des confréries religieuses ou des groupes ethniques".
Les candidats au voyage, hommes ou femmes, s'appuient d'ailleurs tout au long de leur périple sur des "institutions sociales, telles que les entreprises, les Eglises, les sectes, les confréries, les sanctuaires (...), et sur des figures d'intermédiation, telles que les "banquiers" ou les "notaires" informels, les "promoteurs de visa", les "passeurs", les "tuteurs", les "garants" (...)". Au total, ils constituent un mouvement social "autonome par rapport à l'Etat et à ses politiques publiques".
Face à cette lame de fond, inscrite dans l'histoire, construire des remparts, qu'ils soient physiques (les murs de barbelés à Ceuta et Melilla en sont une bonne illustration) ou réglementaires (refus des visas) est dérisoire. Ils ne servent qu'à alimenter une économie de leur contournement, concluent les auteurs.
De même, la politique de "codéveloppement" est une tarte à la crème, écrivent-ils, un peu rapidement, hélas ! Mieux vaudrait, concluent-ils, que l'aide publique au développement (APD) prenne en compte les "acteurs de la mobilité" et leur contribution au développement. Et les auteurs de rappeler que l'argent envoyé par les émigrants dans leur pays d'origine dépasse de loin celui distribué au titre de l'APD.
VOYAGES DU DÉVELOPPEMENT. EMIGRATION, COMMERCE, EXIL. Sous la direction de Fariba Adelkhah et Jean-François Bayart. Karthala, 368 p., 26 €.
Jean-Pierre Tuquoi
Article paru dans l'édition du 11.03.08